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Louis Meissonier / Paris / 04-07-99



Sans doute ne vous souvenez plus de moi et mon nom ne vous rappellera rien, n’ayant été qu’un spectateur, passionné, lors du vernissage de votre si intéressante exposition en septembre dernier. Votre galiériste, qui se trouve être un de mes amis très cher, nous a alors présentés, mais j’imagine volontiers que votre mémoire n’ait pu enregistrer tant de visages dans la cohue de ce genre de soirée. Néanmoins il m’a entretenu hier soir de votre projet de, disons, “nuage intérieur”, et ne pouvant attendre pour vous faire part de l’anecdote qui suit, j’utilise, bien mal sûrement, ces moyens modernes pour vous la faire parvenir. Elle ne vous sera, hélas, d’aucune utilité pour l’aboutissement de vos projets, mais je pense qu’elle vous intéressera, ou du moins vous divertira.

C’était à la fin de l’été dernier, et nous étions, comme pareil à cette époque de l’année, M.G. et d’autres amis en villégiature à Venise, sur ce magnifique voilier dont il a dû déjà vous parler (il en parle toujours comme étant le sien, mais nous ne lui en voudrons pas)(et j’arrête ici mes digressions: mon petit neveu qui m’aide dans mon entreprise m’a conseillé d’être clair et synthétique, la lecture sur un écran étant parait-il malaisée, ce que je veux bien croire).

Bref. Vous pensez bien que les vieux amateurs d’art que nous sommes ne peuvent passer à côté du plaisir de déambuler de galeries en boutiques de tableaux dans une telle ville. Ainsi nous sommes nous retrouvés via Canatello dans une sorte de cabinet d’amateur, ou si vous préférez, un capharnaüm de toiles, de sculptures et d’autres objets en tous genres et en tous styles, pas toujours de bon goût, empilés comme... comme je ne sais pas: il est bien difficile de décrire l’ordre qui naît du désordre. Comment ce tableau nous a plus particulièrement attirés, je n’en sais rien non plus. Il n’avait à priori rien de bien remarquable, certainement pas sa taille, somme toute réduite, peut-être son prix, mais nous ne l’apprîmes que plus tard.

Bien sûr notre intérêt n’échappa pas au vendeur, bien que nous nous persuadons d’être de vrais professionnels en la matière. Bien vite son flot de parole en vint à l’origine de la peinture: il l’attribuait, sûr de lui, à un certain Giacomo Bernadi, peintre du XVIe, soit disant élève du Titien, qui n’en a jamais eu.

Mais je vous décrit le tableau: il représente, à l’évidence, la scène où Danaé reçoit la visite de Jupiter. Et effectivement, comme vous le savez, c’est un thème qui a fasciné Le Titien. La jeune femme figurant Danaé, étendue et lascive, n’est pas sans rappeler certains nus du peintre vénitien, et sa posture ressemble fort à la version du Prado. Du moins elle a une grâce qu’on ne retrouve que dans les figures s’éloignant des standards de Giorgorne. Les références aux maîtres de Venise s’arrêtent là.

La perspective est frontale, même si le personnage est légèrement désaxé, derrière lui une grande fenêtre, d’où pénètre un nuage qui envahit la pièce, jusqu’à passer au premier plan en masquant une jambe du modèle. Ce nuage, qui prend une large part dans la surface du tableau, est en dans les tons dorés, comme il se doit. Vous pensez à Fragonard, vous n’avez pas tord. Sauf que ce nuage, qui, déjà par la place qu’il occupe et les disproportions de ses formes, semble bien étrange, est peint dans une manière curieuse, dans des touches de peinture qui n’ont guère de rapport avec le reste de la composition. Pour finir, sur les pans qui figurent les côtés de la pièce sont peint des miroirs, d’où naissent tout un jeu de reflets entre le personnage, le nuage et les miroirs eux-mêmes. C’est là l’essentiel du décor, à part l’éternel rideau rouge, et l’aigle, mais c’est trop, dans le ciel.

J’ai depuis feuilleté quelques livres pour en savoir un peu plus sur ce Giacomo Bernadi. Il est mentionné, effectivement, comme étant vénitien, mais ayant fait l’essentiel de sa carrière à Bâle, dans un atelier spécialisé dans les reproductions de Holbein et dans les techniques d’anamorphose.

Sachant cela, j’ai regardé le tableau différemment, en disposant autour quelques miroirs.

Vous avez compris que j’ai acheté cette peinture.

Alors, si vous voulez voir ce que représente vraiment le nuage, il vous faudra venir chez moi goûter un Sancerre dont M.G. a dû aussi vous entretenir.

J’espère n’avoir pas trop perturbé votre travail dont il me tarde de découvrir le résultat.

Bien à vous.

L.M.