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A
propos de ces photos
En passant de la photographie de gauche à celle de droite, le regard
parcours environ 50 ans,
un demi-siècle sépare ces images jumelles. Lune est
plus jaunie, ou plus abîmée, on y voit un même personnage
poser, impeccable, devant les hauts lieux du tourisme international. Lautre
est visiblement son imitation, plus récente, avec son imitateur,
impeccable, devant les mêmes lieux.
Les deux images, côte à côte, se parlent, inventent
un discours dans le temps.
Et nous parlent, aussi : les deux regards dirigés vers lobjectif,
vers nous, attendent une réponse.
Un cliché commun :
Ces images on les connaît, elles sont à nous. Elles font
autant partie de notre patrimoine commun que de nos souvenirs personnels,
réels ou inventés. Qui na jamais été
en Egypte a vu les pyramides. Impossible de navoir pas eu sous les
yeux une représentation de Manathan ou des chutes du Niagara.
La technique quelles utilisent, la photographie en noir et blanc,
restera typique du XXe siècle, le support de sa mémoire
et qui déjà disparaît dans les couleurs numérisées.
Les puristes noteront que la qualité ne sest pas améliorée
dans le temps et invoqueront les sels dargent, nom magique dune
activité qui gardait sa part de mystère dans le noir des
labos.
Alors aujourdhui toute photographie en noir et blanc porte en elle-même
sa dose de nostalgie. Reste que ces photos au parfum denfance ou
darchives, on les a encore, dans des boîtes à chaussures,
en vrac dans un coin de mémoire, ou bien rangées, albumisées,
encadrées, familiales ou officielles.
Quant aux personnages, si nous ne les identifions pas, ils font partie
de la famille. (Ce type, là, à gauche, cest mon oncle
ou mon grand-père, jamais connu, rêvé, héros
dun passé idéalisé et cosmopolite, ou broyé
dans des migrations involontaires mais poétiquement brillantes.
Un globe trotter aristocrate survivant élégamment aux misères
planétaires du siècle, ou celui qui osa le premier quitter
le village).
Cette affaire est donc à priori bien banale et cest ce que
nous devrions voir demblée.
Mais il a tout de suite quelque chose qui nous interpelle, qui nous dérange.
À côté cette image standard, ce cliché, il
a la même. Presque.
La série des photos de gauche, seule, pourrait éventuellement
avoir un intérêt historique, voire sociologique ou autre.
Celle de droite intéresserait... le sujet, et peut-être lopérateur.
Non, cest bien la confrontation des deux qui nous trouble.
Une double focale
Le double nous trouble, nous embrouille.
La somme de deux clichés ne fait pas un standard. Le point de vue
nest plus le même.
En se dupliquant (mais ce nest pas le mot exact, puisque que la
reproduction nest pas exactement identique) limage première
perd de sa banalité innocente : maintenant il ne sagit plus
seulement de lhistoire de ce voyageur du passé. On se sent
impliqué. Cette mémoire activée par le double-cliché
nest plus seulement la sienne, cest la nôtre aussi.
De la duplicité identitaire naît la conscience ambiguë
dune mémoire perturbée.
Le double perturbe, ce nest pas nouveau, en décalant, même
légèrement, la perception dune éventuelle réalité.
Le sérieux des personnages dans leurs poses étudiées
devient ironique et efface la désuétude de lensemble.
On devine un trop de lucidité, une embrouille volontaire. On soupçonnerait
presque une connivence entre eux, exagérée par le mimétisme
de leur attitude qui désorganise toute logique temporelle. Si dans
lespace on se repère facilement, la notion de temps semmêle
dans des contradictions qui ne sarrêtent pas au simple avant-après
: le sépia nostalgique ne fonctionne plus.
Dautant que monde lui-même soigne son décor pour perturber
un peu plus lensemble. Le temps de pose
Au fond, en arrière plan, le monde en des points particuliers.
Tellement particuliers quils ne le sont plus et sont devenus les
standards incontournables des tours opérateurs (bien que les modes
ou les situations géopolitiques aient fait évoluer la côte
de certaines destinations).
Chacun pourra de lui-même examiner en détail les évolutions
de chaque site photographié, on retiendra cependant quelques généralités
évidentes :
Les chutes chutent, inexorablement. Pas une goutte deau ne manque
à Gulfoss, Iguaçu ou aux chutes du Niagara.
Les arbres chutent aussi. Le Wawanna Big Tree (qui est donc devenu le
Fallen Tunnel Tree, selon la pancarte) est tombé. Il avait
3000 ans, lâge des pyramides, sur le site desquelles en repoussent
dautres, plus petites. Si on reste en Egypte, on voit que le Dar-el-Kebir,
à Thèbes a maintenant un étage de plus. Dailleurs
cest plutôt une tendance générale, les ruines
se reconstruisent et le Parthénon dAthènes sera sans
doute un jour tout neuf. Timgad attendra un peu.
Le sort des villes est plus divers : Lisbonne, tout comme Montevideo,
se fige, seuls les arbres poussent, le port semble abandonné. À
linverse de New York, surtout avec lune des Twin, ou de Sao
Paulo, méconnaissable.
On voit donc le temps du monde nest pas celui des personnages, sa
flèche même sinverse.
Notre histoire se complique.
Le cadre et la mise au point
Et les images mentent, on le sait. Lobjectif utilisé et la
direction de lappareil délimitent un cadre dans les lieux
de prises de vues où la réalité des alentours nentre
évidemment pas.
Si cette réflexion est sans intérêt pour les montagnes
islandaises ou la forêt tropicale brésilienne, il nen
est pas de même pour les villes, même dans les sites protégés.
Il serait intéressant de voir parfois ce que voyaient nos personnages
au-delà de lopérateur. Et voir ainsi lavancée
du Caire buttant sur Guizeh, celle des bidonvilles sur le Cerro de Montevideo.
Et voir le chaos actuel tout autour du pimpant Palais présidentiel
de Port-Au-Prince.
Mais dans les années cinquante Haïti était une destination
chic, Montevideo aussi, des incontournables du tourisme planétaire.
Notre premier voyageur a choisi ses destinations pour confronter son image
à une sorte dintemporalité, le voilà donc figé
dans les décors éternels du monde, les plus connus, les
plus reconnus. Désir dacteur : une pose immobile dans un
monde théâtral.
Une mise en scène, avec pour décor le monde, pas moins.
Lavant plan
Nous voilà revenus aux personnages, et celui de gauche dabord,
linitiateur de ce périple. Alors, cest qui ce type
qui se fait photographier devant tous les monuments, seul et cravaté,
raide et chapeauté ?
( ne posez pas la question à Bruno Rosier, le personnage de droite,
il vous répondra que cest lui, ce qui nous avance guère)
Son identité reste inconnue, seules des initiales apparaissent
au dos des photos : RT. Au moins cest clair, on ne saura pas qui
cest. De ses chapeaux et de ses périples on déduit
une certaine aisance sociale, la démocratisation des transports
nétait pas celle daujourdhui, et un goût
certain pour une forme de voyage à contrario du vagabondage. Chic,
avec des valises, des costumes repassés, des chapeaux adaptés
au climat : tout cela est préparé, pas improvisé.
La première idée qui vient à lesprit est quon
a affaire à un genre de mondain fortuné qui ballade son
ennui sur des lignes transatlantiques, modèle tardif des années
folles et précurseur dun cosmopolitisme jet-lagué.
Peut-être. Mais la raideur de sa pose ne frise pas vraiment linsouciance.
Un homme daffaire international occupant ses temps libres ? Les
chutes de Gulfos sont trop loin des circuits du bizness. Une sorte doncle
dAmérique oublié et réapparu ? Ça va
pour lAmérique. Etc.
Ne cherchons pas.
Surtout que lon nen a que faire, ce nest pas le propos.
Restons sur ce quil nous donne à voir : cest un touriste.
Un tourisme professionnel
Cest un tourisme assumé, revendiqué. Limage
quil propose est sans équivoque, son problème nest
pas de sinterroger sur le comment et le pourquoi des voyages, et
les corrélations socio-ethnologiques qui sensuivent. Il voyage,
point barre, (égoïstement peut-être, mais pas sans talent).
Pas de marginalisation, de point de vue décalé, encore moins
daventure. Toutes les photos ont été prises à
lentrée des sites, dans le passage obligé des visiteurs.
Il se fait prendre en photo là, à lendroit le plus
évident.
Et oublions les histoires de costumes et de chapeaux, laccoutrement
nétait pas incongru, à lépoque, sur ce
genre de lieux déjà très courus (ça létait,
par contre, pour notre personnage de droite).
Cest un touriste consciencieux, appliqué.
Et persévérant :
les prises de vues, datées au verso, couvrent une période
qui va de 1937 à 1953, avec une évidente interruption entre
40 et 45. Seize ans de voyages réguliers. Plus, sûrement,
puisquon sait par les pochettes dans lesquelles les photos ont été
retrouvées quil sest probablement rendu à Londres,
Tokyo, Angkor.
Non, où il se différencie, cest dans la constance,
la répétition. Lintention est là, dans le systématisme
que ne renieraient pas des démarches artistiques modernes, avec
des cadres standardisés et une toujours presque même pose.
Le fait de se faire photographier devant un monument célèbre
est là encore loin dêtre original. Mais ce genre doriginalité
nest visiblement pas le but de notre sujet, et il semble parfaitement
indifférent aux moqueries traditionnelles, voire au mépris,
que suscitent depuis déjà longtemps le statut de touriste
dans le discours rabâché des vrais voyageurs,
aigris de voir leur monde parcouru par dautres. Déçus
de voir leur individuelle et si particulière errance banalisée.
Surtout que notre personnage lest, lui, solitaire.
(Alors, le tourisme comme seule posture crédible ?)
Outre que cette accumulation de clichés la singularisé,
il est vraiment seul, sur limage.
Toujours.
Un sujet unique
Ah ! Voilà. Il est seul. Et ça cest pas normal. Ça
va une fois, deux, mais pas plus. On sort là du standard. Elle
est étrange cette éternelle solitude.
Sauf quil nest seul que sur limage, et que cela nimplique
pas quil létait sur les lieux de prises de vues.
Il fallait bien quelquun pour appuyer sur le bouton.
Et oublions les histoires de trépied et de déclencheur automatique.
Et les conclusions hâtives de mégalomanie ou autre singularité
exacerbée. Le sentiment de solitude que nous renvoie le personnage
nest que celui quil a bien voulu laisser derrière lui,
en une sorte de conclusion finale de ses pérégrinations,
simposant inexorablement étape après étape.
Pas celui de linstant, où il ne létait pas,
seul.
Et cest de la connivence avec le (les) opérateur (s/trices)
que son projet prend son sens et se prolonge ainsi, dans le temps. Dans
la durée de son propre parcours dabord, pour se poursuivre
intact jusquà nous.
Cette volonté à marquer son passage sur terre nest
du coup plus du tout pathétique. Elle est, dans la répétition
voulue et affirmée dune activité a priori futile,
le mérite de poser consciemment, différemment et ironiquement,
léternelle même question :
Quest-ce que je fous là ?
Amplifiée en arrière plan par le spectacle du monde.
Et cest bien sûr de la non-réponse obligée à
cette question que naît la solitude.
(Alors on fait des images, quon accumule, pour brouiller la mémoire,
espérant ainsi quelle se perdra dans des labyrinthes et des
connections qui éviteront le fond existentiel dans un système
de passe-passe que toute cette iconographie entretient soigneusement).
Le projet de RT nest pas si naïf quil ny parait,
même si on peut en retenir une part non préméditée.
Et puis ce trop de sérieux cache mal une certaine dérision.
En accumulant la même photo, en insistant méthodiquement,
en faisant finalement toujours la même image notre personnage ne
dilue pas son sujet, il en revient toujours à cette question de
mémoire, la pose à son opérateur-accompagnateur,
et au-delà nous la pose.
Une double exposition
À moins que ce que je vous dis là ne sapplique au
deuxième personnage, celui de droite, BR (Bruno Rosier), identifié
lui, qui a donc suivit à 50 ans décart le parcours
du premier pour refaire les photos des sites, pareilles, mais avec lui
en premier plan. Lentreprise sétale aussi sur environ
15 ans, et comme son prédécesseur on le voit vieillir de
photo en photo. Mais lordre des étapes est différent,
façon sans doute demmêler un peu plus les correspondances.
Bien sûr, dans la façon de reprendre la pose, de mettre des
cravates et des chapeaux, lironie est plus patente. (Quoique : on
discerne une sorte de respect, une connivence, quelque chose dun
rapport presque filial dans ce dialogue muet et générationnel).
Nempêche, le résultat, en doublant la première
image avec un léger décalage, (décalage dans la pose,
dans le temps, dans le costume, dans la réalité du décor,
on ne sait plus très bien) nous trouble encore davantage. Tous
les repères quun tel genre diconographie voudrait imposer
se dispersent, et embrouillent encore plus une histoire pourtant bien
simple au départ.
Le premier voyageur, par la répétition de sa propre image,
interrogeait la mémoire en général, certes, mais
cette image parlait encore de lui. Sa démarche était individuelle.
Doublant la pose, le second brouille lidentification, passe au général,
à luniversel, casse la distance de lintime. En reprenant
la méthode initiale telle quelle, il nen ôte rien,
mais en créant un doute sur la personne, il en perturbe léventuelle
sclérose individualiste.
Et dans ce système de doute et de double nous voilà tous
entraînés.
Lhistoire du premier personnage était la sienne, celle des
deux est la nôtre.
La mémoire des parallèles
Le voyageur de droite a su garder lesprit amateur, ses duplications
ne sont pas parfaites, et cest tant mieux. Il reste une impression
de légèreté à lensemble, ce truc qui
dit quon aurait tous pu le faire, surtout que laspect agréable
et ludique de lentreprise est évident. Voilà pourquoi
on se lapproprie facilement, et quon lintègre
à notre propre mécanique iconographique.
Le dilettantisme apparent nous arrange, il nous rapproche de toutes les
images de ce genre, stockées bien rangées dans les rayons
souvenirs, réels ou virtuels.
Alors la mécanique daller et retour mise en place par la
double série de photographies remet un moment en cause le bel ordonnancement,
quon croyait définitif ou qui nous arrangeait, dans la hiérarchie
temporelle de notre mémoire.
Du quest-ce quil fout là ? on est passé
au quest-ce quon fout-là.
Parce que tout ça reste quand même une entreprise de déstabilisation.
Comme le fait de voyager.
Lerreur de parallaxe
Et là le paragraphe attendu sur le voyage, avec ses explications
et ses conclusions sur ses finalités saute, puisquil narrivera
quà la conclusion suivante :
voyager nest quune fuite. Toute autre explication est un prétexte
et la seule expérience quacquiert le voyageur cest
que juste, un moment, la réalité prend un temps de retard,
vite rattrapé, et que ce temps de décalage laisse une possibilité
dillusion. En cela le double parcours de nos voyageurs est édifiant,
et visiblement exagéré par eux-mêmes. Pas de doute
sur leur lucidité à ce propos dans leur entreprise de fabrication
de leur propre mémoire .
Et la tentative de brouiller les repères temporels du second ne
fait quappuyer le constat. On cerne une amertume, fatalitaire. Un
inexorable. On peut maîtriser les apparences, mettre des chapeaux,
se tenir raide sous le soleil : simple pirouette, une dernière
tentative de rester digne : le monde en arrière plan, à
qui on tourne le dos, si beau, fait ce quil veut.
Inexorablement.
Regardez, vous qui êtes dans laxe.
Le sentiment de solitude vient de là.
Nallez pas voir ailleurs, il vous suivra, il vous concerne aussi.
Le
futur des parallèles
Et cest ce que constatera le troisième voyageur.
Celui qui reprendra ce tour du monde aux alentours de lannée
2035
en suivant évidemment les mêmes étapes, celles correspondantes
aux photos ici présentées, et celles dont les photos se
sont perdues : Tokyo, Londres, Angkor.
Plus des destinations qui complèteront ce tour du monde dans le
même esprit : les chutes du Zambèze, la muraille de Chine,
La Place Rouge,... que BR se charge de faire, vite.
Peut-être que ses dernières seront en couleurs, on a changé
de siècle.
On verra.
Il aura un peu plus de documentation, on va lui laisser des histoires,
comme celle-ci, retrouvée dans les archives dAPM : une des
notes du Roman Invisible de Santo Rinaldi, datée de 1947, numérotée
415 : Il mavait montré cette collection de photos
dont il était lunique sujet, prises au court des ses pérégrinations.
Lui, donc, et seulement lui, devant les monuments du monde. Les tirages
étaient soignés, quoiquen vrac, mélangés
à des prospectus dhôtels et des horaires de trains.
Il les montrait en souriant, mais sans quon en sache le motif :
se moquait-il de son invité qui sexclamait dans des Ah,
oui, Montevideo conventionnellement polis, ou samusait-il
de sa propre naïveté ? Je bafouillais Ah ! Louxor...
Le prochain voyageur devrait rendre son travail vers 2050.
Enfin il fera comme il voudra, on ne sera plus là pour lui demander
qui cest, le type de gauche.
Je lui souhaite bon voyage.
Emmanuel Kraft
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